Vendredi 31 janvier. Un matin presque normal, où j’hésite tout de même à allumer la radio. Ça y est. C’est le matin auquel aucun calendrier de l’Avent ne nous aura préparés. Les derniers chocolats étaient amers : on a vu des élus européens pleurer, d’autres agiter de mièvres drapeaux. D’autant plus amers que la dernière case n’est pas un chocolat plus joli, fourré aux amandes. Le dernier chocolat n’en est même pas un. On croit tous atteindre la fin d’un marathon pénible, alors qu’en fait, on ne se paye que le passage vers le niveau suivant. C’est ni la fin du Brexit, ni le début, juste une étape supplémentaire, avec un arrière-goût de non-retour.
Mais même en sachant que rien ne termine aujourd’hui, ce vendredi 31 janvier vaut son pesant d’or symbolique. La semaine qui l’a précédé a été très bizarre. Je l’ai passée à fleur de peau, à mettre le nez dans les informations comme une boîte de sucreries interdites, à dormir peu et mal, à compter « les dernières fois ».

Trois ans et demi de Brexit vu d’Ecosse

Ma discussion avec une journaliste de Ouest France m’a conduit à regarder le chemin parcouru depuis le référendum plutôt que les derniers atermoiements. Plus de trois ans et demi, quand même, depuis ce matin blafard où nous découvrions les résultats du vote.
Je me demande si le Brexit a ralenti ou non mon enracinement en Écosse. De l’extérieur, vous vous dites sans doute « mais pas du tout, tu as l’air si bien là bas », et je le suis. Mais quand même. Le Brexit a ajouté comme une once de « provisoire ». Comme un soupçon de « peut-être pas ». Pas seulement chez moi. Je l’ai vu chez d’autres, et certains ont cédé à ces sirènes, comme si le Brexit avait été la goutte d’eau, le déclencheur, pour finalement aller ailleurs. Pourtant, il ne m’a pas empêchée d’avancer : j’ai entrepris une formation, lancé ma boîte, concrétisé des projets. Après une phase fière de « eh bien si on leur fait tant de mal, on peut aller montrer à d’autres pays à quel point on est affreux », j’ai eu le sentiment que l’on devait plutôt se « serrer les coudes », avec ces Ecossais qui se réveillent hagards, dépouillés de leur identité européenne.
Le Brexit, chez beaucoup et chez moi, aura réveillé une identité européenne, qui était là par défaut, et qu’il a fallu alors montrer avec force. Peut-être aussi que malgré tout, le Brexit nous aura rapprochés.

Brexit burn out

Ces trois années d’angoisse montante ont été fatigantes car, étant, sous plusieurs aspects, face au public, j’ai essayé de toujours me tenir informée, de pouvoir apporter des réponses claires aux questions fréquemment posées à ce sujet. Les débuts, je me souviens, étaient durs. Je travaillais à la réception de l’hostel, et cette question revenait souvent : « alors, vous allez vous faire renvoyer? Vous partez quand ? Vous « rentrez » quand ? Déjà, je pensais aux gens qui, a l’inverse de moi, vivent au Royaume-Uni depuis des décennies. Leur rappelle-t-on aussi qu’ils devraient avoir un endoit ou « rentrer »?
Ces questions, heureusement, ont vite cessé. Elles n’étaient pas surprenantes : personne ne savait à quoi s’attendre. Le rejet a été ressenti aussi bien par les résidents européens que par les « Remainers », ceux qui ont dit non au Brexit. Un peu à la manière du supplice de Tantale : l’incertitude a tellement duré, les choses ont tellement changé. Tellement d’espoirs déçus, tellement d’incompréhension. Les risques de « départ sans deal » à répétition. Mais pour contrer cette vague de rejet, il y aussi eu… du soutien ! Je me souviens des premières semaines, où j’entendais des gens dire « n’aie pas peur, ça va aller » ou encore « vous êtes des nôtres » et ça, tous les haters du monde ne peuvent rien contre.

Mais même avec toute la bonne volonté du monde, avec la certitude de faire partie des privilégiés, avec tout ce soutien, la gêne était la. Elle l’est toujours. Une sorte d’inconfort. Une incertitude amère, toujours couplée à une impression que tout aurait pu être différent. Je vois tout ce qui se passe, tout ce qu’il a été dit depuis le référendum. Et je me rappelle : ah oui, 51,9% en faveur du Brexit. 1,9% au dessus de la majorité. Même pas 2%. On peut même pas utiliser le pluriel. Et pourtant c’est la règle, ça passe. Quelle frustration. Quel pari dangereux. Pendant trois ans, j’ai été taraudée entre l’implacable respect de la démocratie et l’envie de dire « ils ne savaient pas », « la question était trop dure », ou même… « ils ont changé d’avis ». Je pense à cette réalité parallèle où peut-être, le Brexit n’aurait pas eu lieu. Quel aurait alors été mon quotidien ? Je n’aurais peut-être pas rencontré Assa, je n’aurais peut-être pas cherché à en apprendre plus, en 2016, sur l’histoire politique de l’Ecosse, et je n’aurais peut être pas autant questionné ma présence ici.

Et je vais terminer cette note courte, écrite au saut du lit, avec une pensée pour tous ceux qui, comme moi, ont une boule au ventre aujourd’hui, qu’ils soient Britanniques ou Européens, qu’ils vivent de ce côté-là ou de l’autre de la Manche.
Un mini-épisode du podcast Ecosse Toujours a été enregistré le 31 janvier au matin, le voici !

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